Qu’avons-nous fait de nos enfants ?
Depuis plusieurs semaines défilent des scènes de débauche sexuelle impliquant des élèves, souvent sous l’emprise de la drogue. Ces images heurtent. Elles sont symptomatiques d’un délitement éthique de plus en plus profond qui n’est pas sans conséquences durables sur notre société. Au-delà de l’indignation, il faudrait pouvoir s’accorder sur le diagnostic. La plupart des regards semblent se tournent vers l’école. S’il est une donnée factuelle qui montre la réduction des causes de la crise actuelle à l’école, c’est bien le fait que depuis le début de cette vague de dépravation morale, seule la ministre des Enseignements secondaires s’est exprimée publiquement, alors que l’on reste désespérément dans l’attente de la réaction du ministère de la Famille. Cette mise à l’index de l’école n’éclipse-t-elle pas la racine du problème, la famille ?
Éduquer, un devoir de parents
L’école a pour fonction première d’instruire (étudier, Schola), de transmettre un corpus de connaissances qui, in fine, conduiront à des habilités pratiques permettant d’exercer un métier. Un professeur de mathématiques entre dans une salle de classe avant tout pour enseigner les maths. Ce n’est que récemment que la fonction d’éducation de l’école a pris de l’importance au détriment de la famille. Si les transformations sociales liées à la fin des sociétés agraires et le début de l’industrialisation ont été le facteur initial de cette évolution, il s’y est greffé des motivations idéologiques : dans le contexte d’affrontement idéologique de l’après-guerre, mais aussi de sécularisation, l’état a voulu prendre le contrôle de l’école, non plus seulement pour instruire, mais pour préparer les individus à un modèle philosophique et politique prédéterminé.
C’est ainsi que la famille s’est progressivement soustraite de son rôle primordial d’éducateur pour le déléguer à l’école. Cette évolution a été amplifiée par les logiques individualistes et matérialistes contemporaines. Celles-ci ont nourri une culture de déresponsabilisation faisant croire à de nombreux parents qu'ils ont rempli leur rôle dès lors qu’ils ont inscrit leurs enfants à l'école et assuré leur rôle de nourricier, « le reste » pouvant être confié aux répétiteurs et aux enseignants. De fait, c’est en ces termes réducteurs que le rôle éducatif semble être compris aujourd’hui par de nombreux parents.
Pourtant, lorsque les anciens utilisaient le mot « éduquer », educere en latin, c’était pour signifier une perspective profondément philosophique : élever un homme dans le sens de le diriger vers une recherche de transcendance qui implique une visée de transformation éthique et spirituelle. « Élever l’homme », c’est lui transmettre des valeurs supérieures, le conduire à assumer une dignité intrinsèque dans son corps et son esprit. Cette tâche incombe au premier ordre aux parents. C’est dans la famille que les individus trouvent leur orientation première et décisive vers les valeurs ou à l’inverse les vices.
Or, qu’observe-t-on dans de nombreuses familles ? Il ne serait pas exagéré de parler de « désertion » des parents de leurs foyers, avec pour conséquence évidente l’absence d’une présence éducative suffisante. Entre travail, virés entre amis, voyages hebdomadaires pour des cérémonies au village, l’on ne pense pas à trouver un espace pour élever (educere) les enfants : espace pourtant impératif pour les connaître, pour leur parler du bien et du mal, pour s’intéresser à leurs études, pour leur montrer son propre témoignage de valeurs que l’on voudrait les voir adopter. Ces enfants qui se livrent à des orgies, c’est devant l’écran de télé de leur maison et non à l’école qu’ils ont eu l’initiation à une sexualité débridée ! Les familles monoparentales se multiplient, signalant d’une part, des conflits non résolus d’adultes dont ils se refusent souvent à comprendre l’effet dévastateur sur leurs enfants, et d’autre part, la toute-puissance de la liberté qui habite l’homme contemporain, le conduisant à tenir en horreur le mot « responsabilité » ou « assumer ». Pourtant, nous déplorons le manque de maturité et de responsabilité de nos enfants !
Le témoignage des parents et des adultes doit aussi être questionné : quel modèle de dignité, d’honnêteté, d’intégrité morale offrons-nous à nos enfants ? Que nous voient-ils faire et nous entendent-ils dire sur nos smartphones ? Qu’attend-on des enfants qui, depuis quasiment leur berceau, accompagnent leurs parents et aînés devant les « Novelas » ? Le problème vient-il alors de ces outils ou bien de l’utilisation que les adultes en font sans s’être assurés de préserver les enfants de leurs contenus viciés ? La psychologie a bien montré que l’enfant se construit par un processus d’identification ; il a besoin de références, du « voir faire » ou « voir vivre » pour intégrer une norme.
L’urgence de l’action
Le diagnostic de la défaillance actuelle de l’institution familiale n’appelle cependant pas à un pessimisme qui n’entreverrait aucune issue. Des solutions existent certainement. Ce qui paraît urgent si l’on veut éviter l’accélération d’un délitement éthique profond dont notre société mettra des décennies pour se relever, c’est de les affiner et les mettre en œuvre rapidement. Nous esquissons deux parmi d’autres.
Il y a en premier lieu l’urgence d’un réexamen des politiques familiales. L’Europe n’a pas fait l’économie d’une telle révision, en n’hésitant pas à y introduire des éléments coercitifs. Les familles peuvent voir leurs allocations supprimées lorsque sont constatés des manquements graves des parents à leurs devoirs. La régulation des médias, dont les réseaux sociaux, paraît également incontournable. Certains pays ont fait le choix d’interdire les téléphones portables dans les écoles, de contraindre les fournisseurs de contenus (chaînes de télévision, sites web, etc.) à signaler les programmes réservés aux adultes.
En deuxième lieu, la formation des parents est une dimension essentielle de la réponse à la crise de l’éducation. L’on présume à tort que la compétence éducative de parent est attachée naturellement au statut de géniteur. Pourtant, dans les sociétés traditionnelles africaines, les hommes et les femmes étaient préparés, dès leur jeune âge, à leur expérience parentale future. Alors que l’éducation des individus est réduite à les préparer à un métier et que la transmission intergénérationnelle ne se fait plus, il y a lieu de retrouver des formes d’apprentissage qui préparent les adultes à faire face à la complexité du rôle éducatif, dans une société ouverte où les transformations sont rapides. De nombreux parents sont désemparés face à des situations éducatives concrètes, alors que des contenus existent, qui pourraient les aider à y faire face.
Éduquer, redisons-le pour conclure, c’est d’abord de la responsabilité des parents ; c’est une responsabilité morale vis-à-vis de la société qui a besoin pour son ordre et sa stabilité de membres intégrant une éthique sociale élevée. Pour les croyants, éduquer est un grave devoir vis-à-vis de Dieu. Au soir d’une vie, les enfants, selon qu’ils ont réussi ou échoué, deviennent des juges implacables de notre conscience. C’est le signe du fait que nous rendrons compte à Dieu du sort des enfants qu’Il nous a confiés.
Il y a quelques années, je donnais une conférence sur l’éducation lors d’une Journée diocésaine de la famille à la Cathédrale de Yaoundé. J’ai été intrigué par les réactions des parents après mon exposé : les mots pour parler des jeunes étaient incisifs, sévères. Avec une certaine condescendance, ils vociféraient contre cette génération « d’enfants ratés ». Ma réaction prit de prime abord la forme d’une question : « chers parents, dites-moi, ces enfants viennent-ils d’une autre planète ? Viennent-ils de Mars ou de Jupiter ? ». Ce sont nos enfants ! Leur échec est d’abord le nôtre ; leur échec est celui de notre propre témoignage de vie.
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